CAN I SNAP MY MOTHER TONGUE
2018, France, texte, 28 photos, taille variable, piezographie Charbon, sur support rétroéclairé
“Dans l’enfance, j’entendais quelque fois mes parents avoir de longues conversations en arabe, à mi-voix, et le bruissement de cette langue mystérieuse, dont je ne comprenais pas le sens, rendait inaudibles et lointains les secrets qu’ils avaient l’air de se confier dans le dos de leurs trois enfants.
Je sentais que cette langue était un rempart, un mur contre la curiosité ou l’indiscrétion de leur progéniture. Pour se dire ce que nous ne devions pas entendre, désaccords conjugaux ou connivence amoureuse, ils parlaient arabe.
Cette langue, qu’ils s’étaient interdits de dire à leurs enfants, étaient pour moi un code secret impossible à déchiffrer, un territoire qui appartenait seulement à mes parents et dans lequel nous n’étions jamais invité à pénétrer.
Je n’aimais pas la sonorité retentissante de cette langue dans laquelle ils se confinaient. Elle me repoussait. C’était d’ailleurs la langue des cris et des fortes émotions. Lorsqu’ils se mettaient en colère, les mots arabes leur montaient aux joues, se substituaient involontairement au français dans le cours de leur phrase, surgissaient de manière imprévisible, comme par effraction. C’était à la fois risible et effrayant.
Les mots de cette langue pour eux si familière, pour moi étrange et étrangère, traçaient entre nous une frontière invisible, a priori infranchissable. J’avais le sentiment que mes parents vivaient une vie double, flottante, suspendue entre deux mondes. Celui de notre maison dans l’Allier où je suis né et où j’ai passé toute mon enfance, et l’autre, inaccessible, lié à ce pays (pas si) lointain, le Liban, qu’ils avaient quitté et dont nous ne parlions pratiquement jamais. Entre ces deux univers, la langue arabe faisait barrage”.